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Les Jours, les Vers et les Années par Laurent Desvoux
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7 juillet 2008

Duault Alain Où vont nos nuits perdues

Hypothèses autour d'Où vont nos nuits perdues

- Dialogue entre Laurent Desvoux

et Alain Duault, Grand Prix de Poésie de l'Académie Française

pour son recueil à la nrf

suivi d'une conversation avec le public

et d'une dédicace

HYPOTHÈSES AUTOUR D'OÙ VONT NOS NUITS PERDUES

0) Sur le titre Où vont nos nuits perdues

     Alain Duault a choisi un titre Où vont nos nuits perdues qui a le goût d'une question. En atteste son adverbe interrogatif initial. Ce qui est interrogeant dès la première de couverture c'est que ne figure pas de point d'interrogation.

     De la question à une affirmation, le recueil donne la réponse sur le lieu où vont nos nuits perdues. Ainsi l'adverbe "où" change-t-il de nature. Certes on lira à l'ultime poème à son commencement : "Où vont nos nuits perdues nos solitudes nos terreurs". Mais dans le premier poème, en ses trois derniers vers, le "où" devient pronom, remplace un nom "...dans cette clarté noire de l'amour / Dans l'épouvante dans la lente espérance du désert où vont / Nos nuits perdues". "où" reprend un nom, mais lequel ? Une première ambivalence apparaît : reprend-il "désert" ? ou "espérance" ou "l'amour" ou "la clarté noire" ? Selon la réponse, le choix du lecteur, on obtient des tonalités pour le moins contrastées. Il y a comme un nom perdu dans le titre, à trouver ou retrouver.

     "Figures au jardin" et "De la forme et du vers" sont deux articles d'Alain Duault très éclairants sur sa propre poésie, j'en égrène tout au long de cette présentation des extraits significatifs, en plus d'extraits de sa parole qu'il délivre avec allant, enthousiasme et précision. Dans "Figures au jardin", on peut lire un paragraphe titré justement "Où vont nos nuits perdues", l'auteur répond lui-même à sa question ou non-question : "Elles se nichent dans l'ombre. Le goût de l'ombre. Dans l'inconnu, la nuit, dans l'obscur des êtres, dans la "part maudite" que recèle aussi bien l'amour que la mort, dans l'ordure, les guenilles, la langue incompréhensible, dans la question qui est au coeur de la question, la chine de l'esprit, le noir noir, un mystère attire, aspire, fascine - d'autant plus qu'on le sait irréfragable." Il ajoute qu'on écrit "avec ses propres peurs, ses propres nuits perdues, ses amours, ses rêves, ses couleurs, ses noirs, ses cauchemars..." Il rappelle que "Toutes ces vies sont tissées de positif et de négatif", d'"espoir", et de "désespérance", de "marée basse" et "marée haute". Dans cette lutte, le négatif ne submerge pas "On ne peut croire au négatif : il ne reste que le mouvement pour conjurer la nuit, le noir, l'adieu."

     Le thème de la nuit, des nuits perdues est relayé tout au long du recueil par le thème de l'accident. La "communication du poème", nous dit Duault, "essaie d'élucider ce qui nous arrive  - et l'amour est peut-être ce qui peut nous arriver de plus fort. Mais ce qui nous arrive peut aussi être l'arrachement, la déchirure, la mort...". L'accident, dans son étymologie latine, signifie "ce qui arrive", c'est par définition, l'imprévisible de la vie, de brutalité du choc qui peut surprendre à tout moment de l'existence, cette trajectoire sécable, parfois brisée, par exemple par l'anecdote terrible d'un accident de la circulation, argument du film Les choses de la vie, de Claude Sautet, avec déjà un fait divers élevé au rang de tragédie moderne Pour l'auteur il importe que "la poésie fasse du fait divers quelque chose d'universel comme

La Traviata

". "Ce qui arrive" c'était en 2002 précisément le thème d'une exposition organisée par Paul Virilio traitant de l'accident, "l'accident local" classique et "l'accident global" d'une actualité plus récente.

     Le titre du recueil est comme réversible, et cache la question "D'où viennent nos jours" ou "D'où vient le jour". Peut-être "du père" comme nous laisse entendre le mot final "perdues" retourné en mot premier. C'est la question de la direction, mais aussi de la provenance. Le thème de l'accident qui arrive à la beauté, à la vie, ce qui survient, sa destination possible, révèle aussi l'origine, c'est le sens de l'exergue du livre : "Il n'est pas d'autre origine à la beauté que la blessure singulière, différente pour chacun, cachée ou visible, que tout homme garde en soi, qu'il préserve, où il se retire quand il veut quitter le monde pour une solitude temporaire mais profonde."

     Cette citation concise de Jean Genet, placée à l'amorce, vaut pour l'existence, les êtres humains, mais encore pour la vocation même de l'art, de la beauté. Elle puise sa source dans la blessure et trouve, dirait Cyrulnik, dans l'art une résilience.

     Le rapport de la beauté et de l'accident, renvoie, m'a confié Alain Duault, à un tragique moderne sans commerce avec les dieux, mais qui n'en est pas moins complexe. On assisterait avec cette insistance médiatique au sujet des accidents rapportés à un tragique local, personnel qui pour chacun, même à sa parole défendant, prime sur le tragique collectif. Du reste, les grands de ce monde, princesses ou vedettes frappent de plein fouet l'imaginaire collectif dans le lieu moderne de tragique, l'automobile, de la princesse Grace à Lady Di. Les figures de César et de Cléopâtre mourante, récurrentes dans le recueil, ne convoquent pas seulement le pouvoir, l'Histoire, la représentation artistique, mais un destin personnel où chacun peut se reconnaître, par instants, dans la rencontre avec l'effroi de ce qui arrive.

     Par delà - ou avec - le thème de l'accident, se pose la question ontologique de l'arrêt de chaque vie, sur Terre, un jour ou l'autre. Question de la disparition, de la fragilité et de la mort, ce à quoi renvoie dans l'écriture même des vers la coupe. Face aux efforts de régularité construite, d'ampleur de vers édifiés dans le lyrisme, le dernier vers de chaque poème s'étrangle, se rétrécit, disparaît. Symbole alors le mot "rien" qui vient former vers à lui tout seul et clausule de poème. C'est le moment du doute, du néant envisagé dans la mort et après la mort, qui installe sa nuit sur le poète. Moment bas de cette dialectique entre marée basse et marée haute, désespérance et espoir. On peut même montrer à la page 20 un poème qui sort du lot par son mouvement de rétrécissement constant de vers en vers à finir sur la solitude interrogée du "miroir".

      Dans cette oeuvre se pose la question des parts respectives de la fiction - finalement peu habituelle en poésie contemporaine - et du lyrisme autobiographique, qui s'appuie sur un fait ou une construction symbolique qui nous demeure finalement inaccessible.

I) L'organisation du recueil

     Le recueil est formé de trois blocs de poèmes solidaires. L'auteur préfère parler de "livre de poèmes" parce qu'il a assemblé, formé, composé un ensemble avec un prélude, un postlude construits autour d'un événement central.

     La première partie est constituée de quatre nuits noires, dont le thème dominant est le pressentiment de l'accident. Ce sont des textes d'une vingtaine de vers long dont la longueur se répète à l'identique du premier à l'avant-dernier vers. On a vu que le dernier vers était plus court, comme pour rappeler la chantefable Aucassin et Nicolette dont les vers de 7 syllabes assonancés sont arrêtés par un vers de 4 syllabes sans écho.

    Au centre du livre, figure le tragique intermède, un bloc de 12 poèmes de 12 vers. Cette forme carrée - pansement sur un abîme -  s'intitule "l'accidente" et s'attache à décrire l'accident de voiture à travers des sensations démultipliées. "l'accidente" : est-ce un mot créé ou le mot italien ? Alain Duault m'a dit ne pas connaître "accidente" dans le vocabulaire italien. Le poète a voulu inventer un mot, l'accident concernant le féminin, ici la tragique victime, la femme aimée, avec ce "e" surnuméraire qui est la lettre de la féminité en français, que l'on pense à nos prénoms ou, en poésie, à nos rimes féminines.

     Le dernier bloc de quatre nuits blanches sont là pour résonner autour de l'accident.

     Pourtant centré autour d'un accident, ce texte n'est pas un récit classique, un simple descriptif du déroulement d'un événement, avec un avant, un après, dans un temps en linéarité.

     Alain Duault m'a dit vouloir s'éloigner de la narration traditionnelle. Il tisse une manière de toile d'araignée dont il entend contrôler en permanence tous les fils. Tout est bon, m'a-t-il précisé, pour briser le corps de ce récit gigogne.

     C'est ainsi que dans la première partie, les quatre nuits blanches ne se contentent pas de pressentir la scène de l'accident selon le schéma prévisible, mais tournent déjà par cent évocations autour du fait tragique.

     Dans cette maîtrise arachnéenne, Duault évite la narration classique comme la narration plus moderne à la surréaliste, où le narrateur laisse son récit, comme Breton avec son livre Nadja, ouvert comme une porte cochère, ouvert à tous les possibles de ce qui arrive, de ce qui survient quitte à bousculer son écriture. Duault, peut-être pour conjurer l'inéluctable de ce qui arrive, veut rester maître de son recueil et en diriger chaque fil selon son plan. La toile d'araignée est évoquée dans le recueil par l'internet qui est une image de l'écriture de l'auteur. Mais se présenter comme une araignée n'est-ce pas pour conjurer la possibilité de tomber soi-même au centre d'une toile, victime des pièges de la vie, plutôt que maître et auteur ?

     Revenons à la forme générale du livre dont le poète s'est rendu maître. Observons, admirons des formes précises, quasiment mathématiques, harmonieuses pour conjurer ce qui se défait, s'éparpille, disparaît. Considérons les trois parties pour un bel ensemble, les deux parties de début et de fin de quatre sous-parties chacune de 4 nuits contrastées blanches et noires. Considérons la forme carrée ou rectangulaire des poèmes, l'avancée des vers comme des vagues amples, successives. Chaque vers, chaque phrase se prolonge en le suivant par raccords incessants, vagues et débordements. Le tout dans des décomptes syllabiques précis qui peuvent échapper à l'oreille surprise par l'impair. Par des rythmes surprenant, je dirais même mieux dé-routant les habitués de l'harmonie syllabique du vers.

     Mais face à ce flux, la symétrie de vers associés et la clôture sous forme de coupe, la clausule en vers surnuméraire qui arrête le poème autrement infinissable. Considérons ces formes mouvantes, mêlées d'émouvant qui pour être maîtrisées font appel à la régularité comme à l'arrêt brutal. Ce qui renvoie en même temps au thème principal, l'arrêt, la cessation, la mort de la beauté. La coupe comme passage de la faux. Le poème ou l'émotion contre-carrée.

II) Les statuts du texte

     Constitué de poèmes aux formes mouvantes, le livre Où vont nos nuits perdues glisse perpétuellement d'un genre à l'autre, outrepassant l'espace assigné au seul poétique.

     Récit d'un accident, ce recueil de poésie contenait le potentiel d'un roman. Ce sera le sujet approché par le roman publié cette année par Alain Duault, La femme endormie, aux Éditions Plon, avec pour fil rouge la course poursuite des souvenirs après un accident de voiture, peu de temps avant la publication du dernier Modiano Accident nocturne, comme si la conduite hantait l'espace de notre actualité littéraire.

     Le livre est tombeau d'un être cher, hymne à la disparue, souvenir fixé : "Je me souviendrai de tout du vertige et du désir" à la page 76.

     Ce texte peut se présenter comme une autobiographie, même si c'est sur le plan de la fiction, l'identité du poète s'y récuse autant qu'elle s'y cherche : "Je ne suis pas César je n'ai pas même d'empire sur moi-même / Je suis là comme vous ce soir un étonné de vivre un affamé d' / Aimer un affreux imbécile qui s'imagine autant qu'il imagine" à la page 120.

     On entend dès cet extrait que le recueil est une adresse au lecteur, à l'auditeur. Le premier vers ainsi nous saisit "Auriez-vous aimé voir Cléopâtre mourante son désastre" Le vers ultime ferme la boucle, convoque la même référence à pièce et opéra, tout en appelant réponse "Vous même dites-moi auriez-vous aimé voir Cléopâtre mourante". Le lecteur de Duault est questionné, interrogé, passé à la question du sens de l'existence et du pourquoi des événements, du comment des comportements.

     Mais qu'il soit tour à tour et en même temps récit, autobiographie et interpellation, le poème, nous rappelle Duault, est "au-delà de ce vouloir dire : il est précisément un poème. S'il n'était que le résultat de ce vouloir dire, il ne serait qu'une communication, au sens premier..."

     Poème, Où vont nos nuits perdues  file le genre des "Nuits" chères à Musset, avec un lyrisme nouveau où s'entremêlent le je du narrateur, le tu de l'être aimé et le vous du lecteur démultiplié dans toutes les figures des lecteurs.

     La forme du vers explore les traditions de la poésie par strates, les blasons - et Duault a composé un ensemble de blasons de "La chevelure" à "Le parfum" -

la Chantefable

, cette forme d'écriture médiévale qui fait alterner prose et vers chantés avec pour chaque partie chantée, on l'a vu, un même dernier vers maigrelet ou incisif, la terza rima pour l'évocation du vers ultime en coupe, le vers libre bien sûr dans l'héritage de tous les poètes depuis ceux du dernier dix-neuvième siècle.

     La forme du vers explore aussi des possibilités modernes, jusqu'à l'innovation formelle sans toutefois s'y résumer. Comme Aragon pour ses romans, Duault signale chez lui l'importance de l'incipit qui détermine la longueur des vers, libres peut-être car on n'y trouve ni rimes ni mètres précis, mais assujettis au mouvement du vers initial. "En fait, précise-t-il, tout part d'une image première qui, soit constitue un vers, soit un segment plus bref, un embrayeur, à la fois sonore et de sens..." Le poète amateur de contraintes, reconnaît d'Apollinaire aux Oulipiens qu'elles sont fructueuses et productrices, mais elles ne doivent pas obligatoirement être dévoilées pour que l'émotion continue à parler, il y a un jeu entre des structures cachées, des formes arrêtées et un emportement, une nature prolixe, un mouvement qui peut aller jusqu'à la prolifération, le rôle des formes fixes étant de canaliser le fleuve émotionnel, même à travers des formes et rimes subtiles moins évidentes.

     Une autre figure formelle à l'oeuvre dans ce recueil est "celle du mot-pivot, qui sert à la fois de dernier mot du premier vers mais placé en rejet et de premier mot du second vers". L'auteur donne à sa définition des exemples extraits du recueil Le jardin des adieux et un exemple d'Où vont nos nuits perdues. À la page 82, on trouve en effet ces vers proustiens à goût de madeleine et de Cabourg : "Cloches brunes du soir qui résonnent encore sur les pavés de / La mémoire pend aux fenêtres..." où le mot mémoire est mis on pourrait dire en facteur commun à la croisée des vers entre "les pavés de la mémoire" et "La mémoire pend aux fenêtres". Le mot-pivot est une manière de cas particulier des multiples rejets et enjambements d'un vers sur l'autre que pratique le poète qui ainsi joue ainsi de tous les ressorts de la coupe et des habiles discordances entre la structure du vers et la structure syntaxique. Comme cela est courant chez le poète Rouben Melik, la coupe peut atteindre et gagner le coeur du mot : "Et même si ses ombres revenaient dans mon corps j'aime / Rais ses ruines ses cendres son odeur son effondrement j' /" où la terminaison conditionnelle devient initiale du vers.

     Praticien moderne du vers, le poète explique sa démarche : "les contraintes multiples que s'impose le poète sont souvent génératrices d'un resserrement de la langue qui, imposant des fourches caudines à la lecture, déterminent une insistance  sur le sens."

     Ainsi dans son poème-recueil, Duault joue avec de multiples genres associés - et l'on insistera plus loin sur la dramaturgie - et ne lâche rien du dire et de la forme, du sens et des figures, se creusant, se confortant, participant d'un même enjeu, d'un même ensemble pour dire le monde en proposant un univers poétique singulier.

     Le poète lecteur de lui-même déborde le cadre des genres strictement littéraires. Pour lui il est important d'essayer "de tenir en même temps les rênes du sens et ceux de la partition (l'architecture musicale et rythmique)." La poésie est faite de vers, mais aussi de rythmes, rappelle le poète qui se place dans la filiation d'Orphée, dans l'union de la poésie et de la musique. Il compose avec la musique comme avec les rimes et les glossolalies : la lyre travaille les sonorités. Le poète poursuit la métaphore sur un registre opératique : il serait passé dans son oeuvre du Bel Canto, folie des mots, enchantement des sonorités, à l'expression lyrique et dramatique, une composition ne négligeant pas le(s) sens.

III) Les couleurs de Duault

     L'auteur m'a dit que dans son oeuvre il n'y avait pas de symbolique des couleurs a priori, mais qu'il était prêt à entendre ce que l'on y voyait avec un regard extérieur. "On écrit avec tout ce qu'on est, tout ce qu'on vous donne" lui qui s'avoue passionné de peinture, des transparences du Quattrocento et de Tiepolo jusqu'à Rembrandt plus sombre, "les couleurs m'importent", "j'aime voir les couleurs du monde, les voir bouger" dans "l'écheveau de couleurs". Ce qui marque chez ce poète connu du grand public pour ses qualités d'animateur musical c'est la profusion des couleurs et des non-couleurs, à commencer par le blanc et le noir à l'articulation des titres des grandes parties, pour les passages décisifs de jour à nuit, de vie à mort, d'éclair à obscur. La blancheur s'apprécie aussi dans la citation de la phrase de Kafka sur la "mer gelée" en nous. La description de l'accident est l'occasion d'évocations précises de couleurs "paupières grises", "Je t'aime avec tes bleus". Cela évoque la vie qui se retire et si le rouge apparaît c'est celui du sang qui quitte le corps et la vie. Couleurs froides et chaudes évoquent la finitude la mort jusque "par le chemin rouillé". Un souvenir heureux et on a les couleurs de vie avec "un matin bleu", "l'odeur blonde du café", page 43.

      À la page suivante, on retrouve le bleu, le bleu de vie et de l'écriture, celui de la mer infinie, mais un bleu qui est nié, anéanti, souillé par la bêtise des hommes et c'est le texte "marée noire" qui peut sembler par son thème et sa construction en strophes et refrain s'écarter de la ligne de l'ensemble, face à cet événement le poète ne peut rester muet après l'émotion brutale qui l'a submergé. Or on est bien là dans le jeu des couleurs de vie et de mort où les enjeux du poète rejoignent l'enjeu contemporain de société. Signalons, en son refrain de quasi chanson, le jeu de mots sur le vers surréaliste le plus cité de Paul Éluard. "

La Terre

est bleue comme une orange" est décliné successivement dans le thème dénonciateur en "La terre est bleue comme un orage...", "La terre est bleue comme un forage...", "La terre est bleue comme un fromage...", "La terre est bleue comme un curetage...", "La terre est bleue comme ma rage...", où la rage des mots se colore d'humour critique.

     Un autre jeu de mots intertextuel fait apparaître un enjeu lié aux couleurs. "Comme l'espérance est violette" reprend par lapsus coloré le vers d'Apollinaire "Comme l'espérance est violente". Violette est ici l'alliance du bleu et du rouge, du chaud et du froid, du vivre et du mourir, de l'espérer et du désespérer.

     Revenons avec un arrêt sur image à ce qui s'est passé juste avant l'accident, à ce qui a passé, a peut-être même provoqué l'accident : "Le rouge éclatant des coquelicots", page 71 pour la surabondance de vie du paysage et l'éclat à venir, la "pie / Qui déboulait d'un champ au vert indéfinissable..." Il y eut "Le passage d'une libellule aux ailes bleu-vert", le passage de la beauté, en éclair, de la nature devant la beauté faite femme qui passe aussi mais autrement.

     La pie, un oiseau noir et blanc, les deux non couleurs, est aussi barrée de bleu, rayure d'infini ? - de ce bleu intense qui attire l'oeil jusqu'au vide. Cet oiseau bleu ou presque n'est pas l'oiseau du bonheur, il devient l'oiseau de la fatalité, l'augure s'accomplissant. La libellule est cet insecte coloré lié aux eaux de la terre, coulantes ou stagnantes, entre mouvance et immobilité.

    Ici c'est comme si un excès d'attention pour la beauté visuelle et colorée du monde avait provoqué chez la conductrice artiste une seconde d'inattention à la conduite. Dans un autre registre, dans le film L'homme qui aimait les femmes de François Truffaut, le héros à regarder passer la beauté d'une femme, se laissant absorber dans le regard du passage, se fait écraser, autorisant l'imparfait "aimait" du titre et de la vie.

     Faut-il lire dans la description de cette seconde d'égarement, l'expression d'une critique de la fascination de l'esthétique qui détourne l'attention portée à la vie, à la survie ? Faut-il y lire le signe d'une distorsion - fugace mais fatale - entre l'art et la vie - et dans cette légère distorsion, dans ce moment d'inattention, de distraction, la survenue de la béance finale où toutes les couleurs disparaissent en non couleurs, noir sur blanc ou blanc sur noir, dans un flash ? L'art, comme les couleurs, est peut-être fondamentalement ambigu : entre froideur et chaleur, pulsions de mort et pulsions de vie, passage, conversion en son contraire, déchirure et composition, arrachement et don, arrêt et continuité, diastole et systole, "Murmure infini du monde, pulsation de la mer".

     Mais qu'écrit Duault à propos de la couleur ? "Je la sais noire et la voudrais dorée. Je voudrais que ce noir, qui existe, soit repeint à la peinture d'or - même si elle n'existe pas." Et tout d'un coup le poète révèle qu'un poème rouge est crypté complètement vers après vers où se décodent autant de "rimes mentales" de la couleur susdite, dans ce que j'appellerais une "devinette subliminale et poétique".

ent dans votre poésie ?

IV) Une topographie multiple

     Trois genres de lieux principaux sont évoqués dans le vaste poème, le lieu de l'accident, le lieu de l'origine et les lieux des arts en voyages, où nous retrouverons les couleurs du monde à commencer, sur une route, par "la matin doré de Bourgogne".

     Le lieu de l'accident suscite un arrêt sur un lieu, un arrêt sur image. La scène est en effet en Bourgogne. Pour cette dramaturgie moderne, le lieu bourguignon d'une petite route de province est celui d'une tragédie personnelle. Chaque destinée rencontre son lieu, ici c'est un endroit énigmatique, aléatoire d'être ensoleillé et tranquille. Comme dans "Écho et Narcisse" le tableau de Poussin, les vivants et les morts se confondent, se superposent, s'enchevêtrent dans une étrange et insupportable métamorphose.

     Pourquoi

la Bourgogne

? Peut-être parce que c'est un haut lieu de l'art roman, un haut lieu de vignobles et de bonne chère, et une rime volontaire ou involontaire à l'expression "récit gigogne" qu'aime à utiliser le poète. Et c'est un lieu de nature épanouie où la voiture est arrêtée net sur le fil brisé de la route du destin. La voiture est ce véhicule moderne, cet instrument de liberté, de mouvement libre, de conduite de soi-même, transformé soudain en engin de mort. La petite lucarne n'en livre-t-elle pas ces deux aspects quand elle fait alterner les publicités aguichantes de voitures et les spots d'une sécurité routière enfin prise au sérieux ?

     Contrastant avec le lieu terrestre de l'accident,

la Bretagne

est lieu d'origine du poète, une terre à voir et à sentir. "Et les couleurs de ma Bretagne", "rien d'autre que ton goût de Bretagne aux lèvres sel", un lieu ouvert, un lieu de non arrêt, le lieu d'écriture même de ces poèmes d'un seul souffle, sans arrêt de ponctuation sinon les deux points et les tirets aux facultés d'ouverture, parfois d'une seule phrase comme page 65. Le poète écrit face au grand large et compose ses poèmes au format grand large pour le souffle comme pour la strophe. "J'écris dans une vieille maison de pêcheur quasiment posée sur la mer, dans la lumière qui ricoche du ciel sur les crêtes mouvantes, imprégné par ce murmure permanent, cette pulsation qui vient de loin et rattache à un point d'interrogation. La mer, image la plus évidente de l'infini, elle qui ne commence jamais et ne s'arrête jamais." Le poète écrit en bordure d'infini, de ce qui bouge et dépasse à la fois. Soyons attentif au genre des mots qui comptent pour Duault et son récit : la mer,

la Bretagne

,

la Bourgogne

, la poésie, la femme, la libellule, la pie, les nuits, la route, la langue, l'écriture, la vie, la mort partagent leur genre où s'inscrivent l'effusion et la fusion élémentaire. "notre poème obscur", "cet intérieur noir où, pour un homme, gît le féminin" chez lui se fait jour et remonte à la conscience, il explique : "Sous les graviers, la page. Mais le féminin ne se limite pas aux femmes. Ou plutôt les femmes sont partout. Dans la mer, la nature, la nuit, l'écriture. Ces éléments ne sont pas par hasard du genre féminin, comme la peau, la jouissance ou la vérité. Tout, de la naissance à la mort, fait que nous sommes tous féminins."

     Le lieu de bordure maritime est en proximité de l'écriture qui "naît d'abord de cette "marée du langage" qui envahit, qui prend, comme le désir - et la forme est là pour ne pas suffoquer, pour trouver son chemin dans cette marée." La forme pourrait-on dire permet la conduite du poème par un poète qui risque sinon d'être débordé en permanence par la luxuriance de son monde, de son langage comme une mer immense à tout balayer, à tout recouvrir sur son passage. Le poème de Duault tel qu'il se présente dans sa masse, dans son bloc, dans ses coupes et son équilibre travaillé me fait penser au tableau de Courbet "

La Vague

" qui tente aussi de travailler l'élémentaire marin et artistique comme une matière à quoi imposer une forme en résistance.

     Par les voyages et les arts, les pays de la vieille Europe comme les pays du vaste monde sont convoqués dans la toile d'araignée du poète. "À l'entrée du Ponte Vecchio lors de notre voyage à Florence", page 69, "Le souvenir là-bas de ce pâtre de Thessalie", page 11, Saint-Louis convoqué pour son blues, "Ce bleu qui ronge l'âme sous la blouse au soir de la vie", page

96. L

'Italie encore des peintres (dont les tenants du coloris et de l'architecture dramatique) et de toutes leurs toiles : "Violette comme à Venise où pâlissent les Véronèse ta bouche", page 89, Venise à la page suivante est l'occasion d'un jeu sur les o, o du lyrisme et lettre finale et sonore de Tiepolo. Una "ballade" nous amène "un soir à Prague" entre le souvenir de Mozart et une étrange, une Lorelei égarée, à la page 32.

     L'Allemagne grâce au poète français d'origine polonaise né à Rome "Apollinaire le crâne ouvert / Faisait encore le maraudeur sous les sapins du Rhin sa Lorelei...", page 88. Trois pages plus loin, "Ce bus à Londres quand je t'avais emmenée y écouter / Les sorcières qui chantaient bouche en feu sur la lande / Au jardin du couvent et ce nuage de Rothko à

la Tate

". Le même poème voyage encore "J'en ricochais d'une place de Moscou à un fort de Delhi". Autant de "ricochets poétiques" chers à Jean-François Blavin et Nicole, de ricochets artistiques, baladeurs de femmes étranges, de femmes sirènes en femmes sorcières. Ricochets de par le monde pour conjuguer la singularité de la scène tragique qui dit la finitude et l'universalité, un lieu en rapport avec tous les lieux, comme une page d'internaute en rapport avec tous les points de la toile, un centre de relations dans une modernité intégrant la rapidité, un être et un couple en lien avec tous ceux qui de par le monde voudront s'y reconnaître. Ricochets du poète et/ou du narrateur renvoyés à ceux de tout lecteur qui retrouve ici et là tel lieu, tels éclats de sa propre vie. Le poète, selon Duault, est "celui qui endosse non pas "tous les péchés du monde" mais les mondes qu'il pêche dans ces lits de hasard que sont ses manques, ses désirs, ses absences, ses douleurs, projetés à l'intérieur de ce moulin à paroles et à miroirs qui fera que, une nuit, un jour, ici, ailleurs, l'un ou l'autre, lecteurs, se reconnaîtront..." Nos nuits de poètes iraient peut-être vers vos jours et inversement.

     Il y a un lien à reconnaître entre écrire, s'ancrer, s'encrer et voyager. Écrivant d'un village de pêcheurs en bordure de mer et d'infini, le poète Alain Duault se reconnaît pêcheur de mondes que nous vivons en partage dans toutes nos vies éparses. Cela ne l'empêche pas de proposer un poème-recueil-récit autour d'un événement singulier sur une route de Bourgogne qui peut résonner en rebonds et ricochets pour chacun d'entre nous. Et encore ne vous ai-je livré que quelques hypothèses, clairettes ou obscures, sur un recueil et une oeuvre qui ne peuvent se laisser circonscrire dans une présentation de quelques pages. L'Académie Française a été particulièrement bien inspirée de décerner à Alain Duault pour ce recueil Où vont nos nuits perdues son Grand Prix de poésie. On tient là un poète d'aujourd'hui, témoin singulier et généreux de l'universel, attaché à la fois à conserver le vers et à le rénover, un poète, un internaute, un compositeur, un peintre, le tout dans des mots animés par le souffle et le grand large, dans une attention, une quête et une interrogation de la beauté, et de son passage sur

la Terre.

Laurent Desvoux

(Texte d'ensemble 15 552 écrit l'été et l'automne 2003 en Île-de-France. Il a été présenté dans sa version initiale au "Mercredi du Poète" dans le café parisien "François Coppée" en novembre 2003. J'ai tenu compte des réactions du public et des réponses d'Alain Duault pour de précieuses précisions. J'en remercie chaleureusement le poète et les personnes présentes.)

Où vont nos nuits perdues, Alain Duault, Gallimard, 2002.

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