Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Les Jours, les Vers et les Années par Laurent Desvoux
Visiteurs
Depuis la création 20 632
7 juillet 2008

Claude HELD ou le traducteur nombreux

CLAUDE HELD OU LE TRADUCTEUR NOMBREUX

   Étude de Comme un psaume devant l’orage

Comme un psaume devant l’orage

      Poète et prosateur polymorphe et polyglotte, Claude    Held, parmi beaucoup de productions, a proposé en 1997  Comme un psaume devant l’orage. Titre magnifique, porche d’entrée intrigant et poétique où chaque mot importe pour un recueil composé en vrai livre de poésie, viatique pour entrer dans une œuvre riche, forte et subtile. Le titre livre le second terme d’une comparaison, une mise en rapport du psaume et de l’orage, un positionnement spatial, peut-être temporel, de deux personnages atypiques, une rencontre de mots étonnante, émouvante.

     Le psaume est ce poème, ce chant sacré notamment biblique, ce texte oral psalmodié que la harpe accompagne. L’orage est l’irruption d’une réalité du monde, perçue dans son danger et son éclat. Le psaume vaut pour le Livre, pour la parole, pour le langage, pour le sens ultime. « devant l’orage » se présente comme un tableau atmosphérique à la Turner ou à la Poussin, un tableau où l’on mettrait le son. L’orage c’est le réel tel qu’il s’impose aux hommes depuis toujours, les fascine, expression d’une colère qui les dépasse, naturelle ou divine. Un réel qui s’abat et tonne, ciel gaulois, Zeus ou Dieu de l’Ancien Testament. Le psaume c’est la prière humaine relative aux écarts des hommes qui chagrinent Dieu et provoquent l’orage. Le psaume en tant qu’écrit est espace, champ, parchemin, qui se déroule devant l’orage ; le psaume en tant que cri est chant, dire, sacré, précieux. « devant l’orage » pour une manifestation physique, électrique, perturbation naturelle où les quatre éléments sont requis : air, terre, eau, feu.

     Le titre ne  donne pas le comparé, le comparé est tu : qui est-il ? le lecteur devra patienter jusqu’à la fin du dernier chant pour sa livraison, avec, à l’arrivée, l’impossibilité de le définir avec certitude. Prenons les six derniers vers :  « du sens de la présence de l’eau, / juste / / une matière du corps / trop vaste pour y croire / qui s’écoule et revient / comme un psaume devant l’orage. »  Le verbe « revient » lance la comparaison, mais qu’est-ce qui revient, à remonter le cours des mots : est-ce le corps ? est-ce une matière du corps est-ce l’eau ? est-ce la présence de l’eau ? est-ce le sens de la présence de l’eau ? Quelque chose là ne se saisit pas, échappe, glisse comme l’eau même, une parole qui sort de nos paumes.

Un projet du corps

     Après le dernier vers, il y a des mots encore. En hors-texte l’auteur signale que, sur les seize parties du recueil, six ont paru dans un livre d’art aux Éditions de l’Eau, l’eau justement, sous le titre énigmatique, elliptique Un projet du corps. Dans le premier chant, on lit page 11 : « dire / un projet du corps / une idée de la distance quand / d’un pas égal / on traverse les galets / les petits monticules de sable / vus et pris ensemble / comme nous sommes vus et pris / dans un silence ».  Que signifie un projet du corps : un projet d’avoir un corps ? d’être un corps ? de rendre compte d’un corps ? d’en dessiner l’anatomie ou la vie par les mots ? une projection, une mise à distance du corps ? Le corps marche, solitaire ou en couple. Entre « dire » et « un projet », dans la béance de deux vers, est-ce une égalité entre le dire et le projet du corps ou est-ce l’objet du dire ?

     Le premier mot du texte lance aussi sous forme impersonnelle un projet avec le verbe « Dire » à l’infinitif où les mots et les vers sont dédoublés : « Dire / le détail le reflet  / le choc de lumière aujourd’hui / ton corps dans sa vitesse / son déferlement calme / les sables les chambres traversés / les stores que tu écartes / les saisons dont tu parles que tu touches de ta voix / que tu connais de ton regard… » Projet de décrire très sensiblement fût-ce jusqu’aux notations fugaces avec précision un paysage extérieur fait de sables, des marches vers une terrasse, un lieu entre eaux et terre ferme vu parfois d’une fenêtre, projet de décrire aussi un intérieur d’une chambre ou de la psyché. La distance du corps alterne avec le contact par la voix, par le corps, par le regard. Rapport parole et regard, dire et voir. Rapport jusqu’à la contradiction, la fusion « déferlement calme » de la vitesse du décrit et du décrire, parole continuée du poète, portée, emportée, dérivante et toujours maintenue dans la forme voulue par le poète qui laisse aller la barque de ses vers sous un flux qui demeure aussi sous sa maîtrise.

     Le poème analyse le regard et son enjeu. À la page dix voyons « l’oblique du regard / sa dérivation vers / l’événement  / prévu imprévu / l’autobiographie / perdue du regard ». Cet extrait donne le genre du texte, une autobiographie par le corps, par le décrire qui est un projet et un trajet d’écriture. À la même page « dire / le sentiment de lumière et de brume / que tu as ce matin là ». Le poète ne décrit-il pas un matin, comme un premier matin du monde où un homme est avec une femme dans un paysage contrasté, avec « les versants les talus les rives / un bois de bouleaux / à mi-chemin / l’ombre tranquille ». Un paysage naturel, civilisé, domestiqué, dessiné ou écrit avec « toutes lignes d’arbres ».

     Le projet du livre est aussi et encore « la question dans la langue / de la distance / quand tu marches ». Nous suivons un couple dans ses états séparés et rapprochés, mis à distance pour se voir, se connaître, s’apprécier en face à face de rêverie ou d’écriture. Le contact n’est pas négligé, l’amour n’est pas le monde idéel « toucher ta main / de ma propre main / dans un jeu » jeu pour la rencontre érotique et jeu pour l’espace, la distance pour exister.

     Distance et contact sont convoqués dans des bribes entendues. À la page 95 « la route / tourne et s’écarte des arbres / et des collines basses / et donne / un miroitement de vagues / à des paroles / telle que / « être près » / être plus près » / « être mêlé à ». Des paroles donnant la définition de la métonymie, figure de style pour signaler la contiguïté. L’être dans la nature, le couple dans la nature, le couple en vis à vis. « Tu es / dans une maison d’enfance » avec tout près les algues, les rochers, le sable, les parcs à huîtres, « un endroit / qui s’appelle Le Passage », passage mot cher à Montaigne pour le texte, pour la dynamique, pour l’inconstance, pour le mouvement, pour un lieu mouvant , émouvant.

     Le poète mêle corps et paysage dans les surprises successives des vers « Dire / une géographie sensible / des nerfs des muscles de la peau / une mémoire de la matière ». Parmi ses matières et ses genres figurent l’autobiographie, l’anatomie, la géographie du corps. Il décrit des corps en marche, à la page 68,  « On descendait des marches / vers une terrasse / un rebord / où s’accouder, / le haut est le bas, / ça revient à l’instant… »  Il propose une mise en rapport des corps dans un décor, à la page 36 « On est séparés / d’un point sur le rivage », et page 25, « un décor des corps ». Le mélange du corps et du paysage va jusqu’à l’inversion du sens commun, ainsi à la page 94 par un effet de vitre que m’a confirmé le poète « Parfois / une route / traverse ton visage / et les plumes de tes lèvres / et le silence de tes yeux, ».  L’eau, la langue, l’orage, la parole, le psaume devant l’orage nous entraînent dans une mobilité élémentaire, dans « le feu d’artifice / de la nuit sur la nuit ».

     Le corps est livré dans ses parties à s’égrener, livrant la personne sous la figure de la synecdoque, la partie pour le tout, un tout qui se mélange au paysage parcouru dans un bestiaire :  « l’oreille gauche / de ton corps / sa tendresse / de cartilage / sa coquille / son aile ».  On pourra se demander si cet univers du sensible est matérialiste. Je pense que c’est sans compter sur l’essor de l’aile, la trouée des mots, des paroles à bribes ou à questions, des voix, des regards, des visages qui viennent porter au monde un inachèvement, une ouverture, un mystère irréductible.

Décrire / créer

     Le poète décrit sa vie tranquille ou agitée de sens, au feu des vers, dans une maison au bord de la mer, lors d’une vacance bien remplie. Il regarde et décrit la lumière et la brume. Or l’art, l’écriture de la lumière, c’est selon sa neuve étymologie, la photographie. Le poète présente un personnage qui le dédouble, celui du photographe sur la plage parmi d’autres inconnus. À la page 37, « quelqu’un / photographie quelqu’un » : / un homme debout / sur la plage ». Aux pages suivantes, le photographe et son modèle encore « le photographe / s’éloignait, // les rochers furent / plus petits et noirs, / le visage de l’homme / était seul… ».  Un art de saisir le réel, de figer ombres et lumières, art de visions arrêtées, d’arrêts sur images, succession de déclics. Le vocabulaire de cet art exprimé dans un vers « la distance la profondeur » nécessaire aussi à l’écriture et à l’amour.

     Le poète à décrire ne rend pas compte passivement de la réalité. À la page 37 « j’ai recours / à un bassin vide, / je le remplis / d’une lumière / d’une surface », comme le photographe dont le talent n’est pas si objectif ou si impersonnel qu’il n’ait pouvoir de rendre compte du réel et de le métamorphoser, et, à la page 59 « je chuchote / un repère / une ligne de sables et d’algues / le point de vue de la lumière » dans un art témoignant de « cette fragilité / de regards qui se croisent » en bel art poétique. L’observateur observe l’observatrice qui devient observée par un photographe poète, le poète écrit sa femme poète : « la tête tourne / pour suivre / le mouvement si bien / que l’ombre / fait de ton visage / un jouet / de réalité / une image / touchée sensible / sur la plaque / du photographe / mais / sans objectif sans photographe ».  Un art de la parole et du souvenir en transcription.

     Prenons la page 25. Écrire c’est ajouter un plus un : « un détail / un reflet / une attitude / patiente du corps, », c’est ajouter un défini et un indéfini à un défini et à un indéfini : «la même main / le même regard / la même bouche / la même voix, », c’est ajouter un possessif à des possessifs : « pour vos statues vos places / vos fontaines vos jeux / vos monuments / vos cinémas » Décrire c’est accumuler par le langage tout le vu, le perçu, le dit, c’est étager le réel, tableau, peinture, dessin, photographie, série de photographies, chaque vers au déclic, saisir sélectionner cadrer le détail pour rendre compte du tout. Dans une contiguïté des choses vues, une proximité des mots qui s’ajoutent, se précisent, s’effacent, s’oublient, font retour « le trajet la boucle ». Le poète joue ses reprises musicales de termes, fait jeu de variantes, de mots chassant d’autres mots. Jeu musical et jeu visuel qui n’a pas peur du jeu de mots, du jeu des mots « un mot qui monte / en nous en août ». Le mot langue omniprésent vaut pour langage pour oralité pour matériau pour corps amoureux : « le sang / a l’épaisseur / âcre / balbutiée / de la langue / sous la langue. »  Une langue qui ne sait à la fois parler et embrasser, et qui entend écrire et chanter.

    Souvent les vers sont des arrêts sur réalité, le défilé des vers forme lui un cinéma verbal qui enroule tous ces mots, enrobe leur dénuement. Le poète devient principalement un monteur professionnel, je n’ai pas écrit un menteur, il s’intéresse à la justesse et demande entre cent aphorismes, entre cent bribes d’importance « y a-t-il / une vitesse / absolue / de la vérité ? » question métaphysique qui intéresse aussi l’écriture des vers. Dans son fil des mots devenu film verbal, le poète pratique montage et sélection de l’objet ou du sentiment décrits.

     Ce qui le manifeste, ce sont les « ou », les « ou bien » coordonnant les observations. Donnons le double exemple de la page 14 :  «l’un tourne les yeux / dévie le regard / ou bien / le regard s’éloigne / ou / ce qui passe dans les yeux / se passe du regard, »  multiplicité de cet observable comme des analyses que le poète avance, nous livrant autant la chose vue que son commentaire. Le poète face à l’univers des possibles et des interprétables est un créateur qui part d’un donné incertain et livré cependant comme par hypothèse alternative : «le feu d’artifice / de la nuit sur la nuit // ou bien / tu attends / le choc que tu voulais / d’une fumée contre le ciel, ».

Le chant les vers les mots la parole

     Le poète appelle « chants » les 16 parts de son poème composé de 16 phrases, 16 longues phrases avec liés et déliés, de trois, quatre ou cinq pages chacune, avec une ponctuation forte finale. Le premier mot du texte lance du reste l’oralité « Dire ». Ce dire suit le fil de la pensée du poète, dire tout à la fois le projet, décrire la femme, le paysage, les occupations, dire le regard. Les vers courts se suivent, se prolongent, rendent la lecture suspensive. Jeu d’ajustement des vers, de précision et d’imprécision, chaque vers est une pièce qui vient s’ajouter à la précédente. Vers courts, mais phases longues par accumulations, compléments, coordinations en rebonds. La ponctuation parfois aide le lecteur, virgules, points virgules, deux points, nombreuses parenthèses enfermant entrouvrant des pensées et des sensations, et l’étrangeté des guillemets ouverts et pas fermés pour figurer l’inachevé, l’inaccessible de paroles à demi surprises, héritée de sa pratique de l’anglais selon le dire même du poète. Vers prolongés, texte en suspens, en sursis, à l’achèvement toujours retardé de page en page.

     L’amateur du beau vers classique sera dérouté par le contraste entre les vers courts, ces petits vers, ces pauvres vers et les phrases longues jusqu’à plus d’embarras de leur circulation. La beauté n’est pas dans l’unité du vers réduit ici souvent à un, deux ou trois mots.

     Mais pauvreté peut renvoyer à un essentiel, si on se prend à lire maints vers dans leur unité, malgré tout, une unité qui renvoie à une parole action élémentaire, une parole initiatrice, créatrice. Page 66, « On est » forme vers et peut signifier la plénitude du sentiment d’exister. Le vers d’après, certes ajoute, mais aussi limite cette plénitude en apportant l’information « d’une grande maladresse ». Pauvreté richesse des verbes dans une nouvelle genèse, humble genèse par-dessus les gouffres de l’orgueil littéraire et de la folie : « On souffle un peu »,  « je mélange les choses », « j’écoute », « je peux », « je cherche », « on approche », « tu es », « un jour on parle »… La parole n’est pas que reportage, elle est liberté et création « je prononce / neige en été / colline sous l’ombre de la mer / vent dans la pierre qui se brise ». Il y a un rapport élémentaire avec un monde premier primitif  « toucher le mot sable / toucher le mot algue ». « on appelle vide l’espace / de soleil sur le seuil / et parole l’eau ». Pauvreté richesse aussi des noms, profération simple et magique du nom « La main », « les yeux », « pauvres doigts », « ta salive / ta langue » ;  « une oraison du corps » est donnée et le monde dit/créé :  « la route posée à plat / avec ses flèches peintes / vers un parking, le chenal entre les rives rases » dans une esquisse d’art hors sec réalisme.

     Les vers donnent accès à un tout, une action totale, un saisissement absolu des choses, des personnes, les vers d’après limitent, apportent un cadre plus précis, rétrécissent le champ photographique : Écoutons le Surgissement, aussitôt localisé « son bond en avant / sur les pierres » ou écoutons la Tentation, aussitôt définie « être tenté / par l’erreur de la bouche », écoutons l’être en devenir essentiel, aussitôt rendu avec un son plus étrange encore « Je deviens / cet étranger que je cherche ». Le poète est en marche comme son vers qui ne cesse d’enjamber. Le poète et son poème courent dans le courant de l’eau courante, dans le courant du monde.

     Les vers libres de longueur inégale dans leur ajustement permanent donnent le rendu d’une mobilité de la poésie et de la vision. Le poète s’attache aux détails comme aux ensembles rencontrés sur son chemin d’observateur tantôt en position fixe tantôt en progression. Les vers fluides, sans être musicaux au sens classique, forment les méandres au fil des pages. Cet emportement calme, ce mouvement continu trouvent leur contraste dans quelques évocations, par exemple page 52 « « donner au point d’attention / toute la fixité du regard, » lorsque le regard s’attache à l’observé d’une manière absolue « dire d’un regard / « il est fou » / le dire à la folie ». La pensée qui se coule dans une forme mouvante a son strict opposé dans l’évocation d’ « un grillage une usine, / des blocs de béton / couchés sur le quai / attendent / comme des statues / dans une mort / de la pensée / la plus totale / la plus solide / la plus matérielle ; » (pages 56 et 57). Immobilité et mobilité sont des thèmes récurrents, comme le calme et l’emportement, les soubresauts, « le léger balancement du pont » comme des extraits d’une poésie zen. Bien d’autres noms au suffixe ment émaillent le texte pour signaler une dynamique, l’étirement page 17,  l’évasement page 30,  le  mouvement  page 58, le poudroiement page 59, le miroitement page 62, l’allongement page 70, le battement page 74, le moment page 76, le sentiment page 86, le glissement page 83, l’inachèvement et le rayonnement page 86, le haussement page 88 et encore sans exhaustivité et dans leur répétition.

     Un thème récurrent, que l’on risque de manquer pourtant tellement il participe de la finesse de l’observé, dit quelque chose aussi du mouvement, c’est le thème de la fumée. Page 37 on peut lire « des personnes s’éloignent / dans le sens de la fumée / puis reviennent ,» La fumée rejoint l’élémentaire, feu et air, rejoint le corps par la cigarette « la bouche autour d’une fumée / on souffle un peu / on se tait. » et par là même le silence et le langage. La fumée croise les thèmes évanescents et sensibles à la fois de la poussière, de la brume, du nuage, de « la formation des vagues », du « tourbillon tranquille  / de lumière », des volutes. Par la mobilité, cela accuse le sentiment contradictoire d’impermanence des choses qui partent en fumée et de retour des choses même à travers la fumée. Chez le poète sensible aux métamorphoses, tout est passage, mais aussi retour, approche et départ, avancée et écart, et je cite de nouveau les quatre derniers vers du recueil « une matière du corps / trop vaste pour y croire / qui s’écoule et revient / comme un psaume devant l’orage. » Si tout est vanité parce qu’écoulement, le poète sait faire part de ce qui fait retour, à ce qui tient, fragile ou sursitaire, devant l’orage, à l’écriture, trace de cet écoulement et trace qui survit à l’écoulement même. Nul marbre solennel ici où s’inscrirait le poème pour une éternité, mais humble trace elle-même inscrite dans le mouvement des choses et des œuvres humaines.

« On » « ça » et autres pauvres mots

     Deux mots semblent irréductibles à la dualité du mouvement et de l’immobilité, deux mots qui surprennent dans ce recueil le lecteur de poèmes, ce sont les mots « on » et « ça » si récurrents qu’on les devine porter un enjeu de sens à décrypter.

     La parole lyrique du recueil ne méconnaît ni le je du poète « j’écoute / la venue des voix », ni le tu de l’être aimé. « la scène / de ce théâtre où tu marches ». D’où vient alors que le texte soit farci du pronom « on » ? Prenons, entre tant d’exemples, aux deux pages successives 14 et 15  « On souffle un peu / on se tait / on se regarde, »… « on garde un silence / on restait sans voix / sans une voix, / on n’avait plus / autre chose à dire, / on était tus / on taisait nous / dans une voix, // on avait une parole ».  On notera le jeu de mots volontaire ou pas entre le pronom tu et le participe de taire dans « on était tus » (sans compter « on est têtus »). « On » vaut pour « je», révèle masque un « nous », vaut pour « t u », vaut pour l’homme dans sa généralité et son origine latine, crée, m’a livré l’auteur, un sentiment d’impersonnalité, où le poète veut faire entrer dans le but d’un partage poétique avec le lecteur et tous les lecteurs, l’universalité de son propos. « On » figure et recouvre  ainsi le « je » et le « tu » des personnages amoureux du recueil et le « je » et le « tu » du narrateur et du lecteur conviés ici à un rapprochement, succédant à une mise à distance par rapport à soi-même, à un dépassement d’une recherche seulement nombriliste. Ainsi peut-on retrouver les vers page 11 « dire / un projet du corps / une idée de la distance… » La distanciation de soi à soi est le préalable de la rencontre avec l’humain élargi.

     Plus étrange encore que ce « on », impersonnel mais pas du tout mallarméen, ce « on » qui permet partage d’émotions, le « ça » déroute le lecteur qui a l’impression de tomber sur un extrait de théâtre de l’absurde ou de traité psychanalytique. Reprenons page 15 entre cent passages  « on avait une parole / pas dite encore / on n’ajoutait pas une parole / à ça / pour une raison, / on avait / le sentiment d’une raison / pour se taire / au-devant de ça ». Et même page encore « on n’avait pas à dire / ça dans un silence ». Le « ça » ici m’a dit l’auteur n’est pas uniquement le ça freudien, il est le ça de l’indéfini, de l’indéfinissable d’une quête qui tourne autour des mots et du réel, sans que le narrateur et le lecteur n’aient la certitude du contexte délimité ou du référent, la marque à l’oral du vague qui ne peut trouver son juste mot. Ce qui donne un contraste avec la quête de tous les détails signalés, de tous les objets ou personnages narrés, définis, précisés, développés. Le « ça » ouvre une brèche, un inachèvement, une impossibilité, un horizon de silence et d’ombre dans le langage, une brume dans la lumière du poème et du monde.

     Alors j’ai pensé à une page d’un opuscule en prose, un livre très stimulant La trace, la traduction, l’écriture où le poète, traducteur entre autres du poète américain E. E. Cummings, signale qu’un thème poétique par excellence le carpe diem est effacé « au profit des mots les plus pauvres de la langue ; ces mots objets, mots outils usés, banalisés par l’usage quotidien (« oui », « si », « tous deux », « l’un ou l’autre ») deviennent sujets de la phrase et sujets tout court. »

     Eh bien, « on » et « ça », deux petits mots outils, gagnent en noblesse, deviennent héros du poème de Held (ce nom signifiant héros en allemand), sont promus alpha et oméga dans leur voyelle initiale respective.

     Après l’évidence et l’énigme du « on » et du « ça », apparaissent une foule d’autres mots outils, plus discrets et non moins nécessaires, d’autres pauvres mots, des prépositions notamment : « contre », « avec », « dans », « sous », « entre », « jusque », « vers », « à » « d e », « sur », qui agissent pour raccordement et prolongement des vers entre eux. Raccords nombreux à observer aussi par des circonstancielles de temps avec le mot « quand », par propositions relatives reliant incessamment par des « qui », « que », « où ».

     Les vers s’enchaînent par cascades de mots, complément du nom ou relatives, par collages d’aphorismes, par bribes formulées ou citées, par impressions et expressions, par reprises, variantes, anaphores, énumérations, par coordination multiples de « et » et de « ou » qui viennent parfois constituer le vers monosyllabique. Le poème, par ses cascades verbales, n’hésite pas la « chute dans la cacophonie » que Held voit à l’œuvre dans le poème de Cummings qu’il traduit et étudie, et que l’on peut entendre dans la dernière page de son propre recueil. Une page si belle et qui semble prendre à revers toutes les règles du bien écrire. Le poète propose ses chants, ils ne doivent rien à un métronome ni à un lyrisme de convention.

     C’est que Held bâtit sa poétique hors de toute versification ou prosodie préétablies, hors d’une construction phrastique de la clarté, de la régularité et du nombre classique. Bien au contraire, il invente ou prolonge une poétique du pauvre cliché en rédemption, des mots outils qui prennent le haut ou le devant scénique, des vers libres s’enchaînant par surprises, répétitions et variantes, par accumulations et ruptures, par ajustements de précision et d’incertitude, un art visuel du motif où les pages isolément ont la semblance de routes, jardins, pagodes ou croix, autant qu’un art sonore, oralisé, une esthétique de la traduction généralisée du monde et de ses langages.

    Claude Held est un traducteur nombreux, non pas dans le sens rhétorique de cet adjectif signifiant harmonieux des syllabes du vers, mais nombreux par la richesse de ses traductions de poètes de toutes langues, par ses jeux de sa propre poésie avec les autres langues, avec les genres en leur dépassement, avec le sens bougé frôlant le non sens pour un autre sens partageable et avec la parole des autres rendue en profondeur, amitié ou échappée de bribes, et nombreux encore parce qu’il traduit le corps, le regard, la langue sensuelle verbale, le monde et l’autre, dans une approche néo-baroque du mouvant vivant, dans une multiplicité miroitante, une totalité du perçu pour, je cite la page 24,  « la langue glissée dans les mots / les plus inutiles, / leur ensevelissement / et résurrection / quand tu parles, »,  quand le poète, non pas nombriliste mais nombreux de rencontres, trace, pour lui et pour nous, son étrange route qui « revient / comme un psaume devant l’orage ».

     Texte 16 653 écrit en Île-de-France en mai 2005 par Laurent   Desvoux après un repas partagé avec le poète dans un café littéraire et après une après-midi ensoleillée à parler du livre avec ma femme dans un jardin de roses, puis présenté à Paris lors du « Mercredi des Poètes ».

       Comme un psaume devant l’orage,   La Bartavelle Éditeur Collection « le manteau du berger » 1997.

Publicité
Commentaires
Publicité
Les Jours, les Vers et les Années par Laurent Desvoux
  • De 1989 à nos jours, des poèmes de Laurent Desvoux à s'offrir ou à offrir pour 1 jour d'un anniversaire, d'1 naissance, d'1 événement, d'1 fête. Avec "Les Jours, les Vers et les Années" repérez le poème qui correspond au jour de l'année choisi, savourez
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité